Grandes lignes d’une apologie de la Discorde.
« Celui qui, lors d’une ‘stasis’ dans la cité, n’aura pas pris les armes avec l’un des deux partis, qu’il soit privé de ses droits et n’ait plus part à la cité » – Solon (propos rapportés par Aristote dans Les politiques.)
La stasis, à la fois discorde, sédition et stabilité induite par le « lien de la division » (Nicole Loraux) semble générer l’effroi d’un agir politique conflictuel à l’ère du tout s’achète, se vaut et se dit. « Idiotie » selon les termes énoncés par Périclès, de ceux/celles qui refusent la confrontation par le logos– raison en acte- au sein de l’espace public par repli, indifférence, caprice ou irénisme. Bien sûr, les athéniens n’étaient pas étrangers à l’angoisse de la division- pour autant, impossible d’éviter les manifestations « impropres » au sein de la polis, car citoyens concernés et responsables de l’orientation de la cité et du bien vivre. Le caractère « impropre » des actions publiques, lesquelles ne souffrent guère d’une dichotomie avec la pensée ou ladite ‘théorie’ – car toute pensée est mode de la praxis, résident en ce qu’elles ne relèvent pas des intentions (personnelles), croyances, nécessités ou appartenances identitaires. « Sphère de visibilité » selon Hannah Arendt, au sein de laquelle les citoyen-n-es sont juges.
Mais bien entendu, quelle hérésie est-ce là que cette notion barbare : jugement ! Espace public (post)moderne imbibé d’incantations judéo-chrétiennes sous fond pornographique : « Ne juge pas si tu ne veux pas être jugé [ajoutons à cela – mes seins, mes cuisses, mes fesses, outils pratiques de revendications ou bien parties à vendre, soit encore le voile d’impureté pour une affirmation fière d’assujettissement sous-couvert spirituel – ‘c’est mon choix, tu n’as rien à dire’) », les évangiles réactualisés – voilà que l’on exhorte nos congénères d’être dans notre tête, notre moi profond, « soïté » souveraine et tel un commandement divin, nous devrions nous y soumettre sans la moindre critique, rédemption et paix assurées. Ainsi Gilles Lipovetsky définit-il l’espace public de telle sorte qu’ « à mesure que le narcissisme croît la légitimité démocratique l’emporte, fût-ce sous le mode cool » (L’Ere du vide, 1989).
Autrui est nous-mêmes, gardons-nous donc de penser, d’échanger, bref de communiquer – que chacun-e soit à notre image ou se taise à jamais. « Diviser pour mieux régner » dit le proverbe romain (et les manuels de sociologie qui aiment à considérer les groupes sociaux comme des troupeaux) –mais il n’en a jamais été question. En effet, considérons (a contrario) la thèse bien connue de Pierre Clastres – que nous n’aborderons pas dans le détail dans cette mini-chronique d’été sous le signe de la bonne humeur- dans son Archéologie de la violence (entre autres) concernant les sociétés ‘sans Etat’. Ainsi nous déclare l’anthropologue, le pouvoir politique des sociétés primitives prend racine dans le social. Et ce n’est qu’avec l’émergence de l’Etat qu’apparaissent les divisions au sein de la communauté dont l’instance étatique a pour mission de canaliser. Malheur donc la tribu Tupi Guarani qui laisserait entrevoir les germes d’une émergence étatique, lorsque les chefs n’en ont pas assez de leur rôle de médiateurs et se posent en prophètes. Il semble que les contradictions des interprétations de Clastres soient plus ou moins évidentes.
Premièrement et crucialement pourrions- nous ajouter, comme l’a souligné Claude Lefort dans Ecrire : à l’épreuve du politique (1995), il est assez hâtif de conclure que la domination résulte de la division, lorsqu’elle est manifestement coutume dans les sociétés primitives ‘unifiées’. Le pouvoir politique est un pouvoir social, ‘institué’ et non conçu comme ‘instituant’ (à l’inverse de la Grèce ancienne). La loi est celle des ancêtres et n’est pas à la vue du corps social, elle n’est pas pensée. Au contraire, des rituels de scarifications sont pratiqués pour graver la loi ancestrale sur le corps – discuter sur le légitime ou l’illégitime, juger en somme, n’est même pas envisageable. Ainsi pour régner, il faut que la figure de l’ « Un » oriente, domine, homogénéise. Mais cela n’est pas la seule condition. Pour régner, l’investissement pluriel de la sphère publique doit être tout simplement empêché (et la sphère en question est inexistante). Comme le rappelle Hannah Arendt dans La Crise de la culture (1961), le tyran règne parce qu’il n’y a pas d’intervalle entre les citoyen-n-es, intervalles qui permettent la rencontre d’antagonismes, l’échange et la confrontation – contrairement à la ‘distance’ : « Un Etat où il n’y a pas de communications entre les citoyens et où chaque homme ne pense que ses propres pensées est par définition une tyrannie ».
Ainsi le jugement, cette « faculté politique par excellence » souligne l’auteure, est ce qui garantit l’espace public au sein duquel les citoyen-n-es communiquent et agissent. Pratiqué par les Athéniens et conceptualisé par Aristote, celui-ci indique que le jugement relève de la « raison pratique » (nous praktikos), et puisque ne dépend d’une vérité contraignante, requiert la prudence, laquelle sous-tend le « bon agir ». Qu’il n’y ait pas d’énoncés irréfutables ne dédouanent pas les citoyen-nes de leur responsabilité d’élucidation, au contraire, juger doit donner lieu à des propositions dont la portée est potentiellement générale. Ainsi en termes kantiens, « penser de manière élargie », n’équivaut pas (du tout !) à se mettre à la place de l’autre comme si ses propositions valaient indépendamment de considérations intermédiaires, mais à évaluer les jugements « possibles » pour étayer ou contredire le jugement qui est le nôtre et en faire un énoncé valide et partagé.
Point de narcissisme à l’horizon, point de compassion à l’égard de bonnes intentions, point de pitié pour lesdites opprimées – mais un investissement franc et digne de la sphère politique.
La division est l’indice de maturité politique d’une organisation sociale – le conflit étant la traduction politique des divisions sociales. La mise en question et la contestation explicites des fondements des principes, et non seulement la dénonciation des normes sociales, la sédition en somme, est ce qui donne lieu à l’unité – « discriminons pour mieux gouverner », et non régner pourrait-on dire. La discrimination étant celle de principes et non d’individu-es a priori– contre toute hypocrisie consensuelle qui prétendrait à l’œcuménisme aseptique, faisant de la cité une puissance agrégative de « différences » prétendument incarnées, indiscutables et indiscutées.
Aussi, l’exercice des capacités politiques requièrent une prise de position dont il est possible de justifier clairement les fondements face aux concitoyen-nes– autrui n’étant pas soi-même, et le ‘for intérieur’ étant par définition … intérieur et non mondain. Ces divisions vont de pair avec l’institution d’une « bonne constitution politique » (eunomia, la bonne loi, l’ordre)- du moment qu’elles ne sont pas patho-logiques (hybris) ou catégorielles et manifestent un souci quant au bien public.
Ce cadre général de l’aspect créateur du conflit permet d’entrevoir les pratiques alternatives possibles pour les groupes politiques, et de femmes tout particulièrement.
Ainsi avons-nous souvent déclaré : « le patriarcat divise la classe des femmes », ce qui en apportant attention, ne veut rien dire. Comment le ‘patriarcat’ pourrait-il diviser la ‘classe des femmes’ si cette classe est l’objet du système en question ? Une fois encore, l’affaire n’est pas de division de celles dont on a accaparé les capacités politiques d’agir précisément et explicitement de façon singulière et concerté – mais justement, de la déférence à l’égard du corps masculin, dont les principes de constitution ne devraient en rien être contestés.
Ce qui semble être en fait entendu, est que les femmes ont des intérêts communs en tant que classe définie comme « opprimée », et que toute légitimation et identification aux significations patriarcalistes relèvent d’une aliénation, car ne savent pas ou éventuellement volontaires. La notion de « servitude volontaire » implique au passage que l’on ne peut se satisfaire de la définition étymologique de l’aliénation – à moins de faire du sociologisme. Il existe des déterminations et des facteurs qui conditionnent le comportement, mais ne le déterminent pas en tout et pour tout. Connaître les rouages de la domination ne conduit pas à sa contestation, ce qui montre en l’occurrence que l’émancipation n’est pas affaire de calcul et d’immédiateté.
C’est ainsi que la notion de classe comme objet, de classe ‘objective’ reste également discutable. Il n’y a de classe des femmes que parce qu’il y a mobilisation des femmes qui manifestent un tort au sein de la sphère politique. Ni avant, ni après. Et c’est précisément l’analyse et la compréhension des faits, sociologiques, anthropologiques, etc. qui permettent de « s’identifier à la cause générale» (Jacques Rancière) pour instituer des normes juridiques notamment, et pour ce faire, l’on ne peut se passer de la faculté de juger.
La précision des revendications dénotent ainsi sans confusion la teneur politique du féminisme. Le féminisme n’est pas une propriété privée, de même qu’assumer le conflit ne consiste pas à se cacher derrière des slogans fourre-tout, succédés d’un «C’est mon choix ». Ce qui ne se justifie pas n’a pas sa place dans le domaine public.
Partant, il est plus qu’insultant d’appeler les femmes à la communion sous couvert ‘sororal’ car honnêtement, qui n’a jamais eu de points de désaccord avec sa sœur ? Et plus sérieusement, il s’agit là d’une négation fondamentale du principe d’égalité puisque les discussions sont reléguées au « crêpage de chignons » et pire encore, ce « voyage en Icarie » ne permet pas de concevoir des normes communes adéquates et rigoureuses, étant entendu que les femmes sont stupides et ne peuvent confronter leurs avis et donc inaptes à la création politique.
Les principes de la phallocratie ne changent pas quant à eux, et se trouvent réactualisés dans cette pratique qui consiste à maintenir les femmes en troupeau de suiveuses et de cheffes. Il n’est pourtant pas sûr que les féminicides soient condamnés en suivant cet élan de « minorisation » féminine – pas plus que l’opposition effectivement contrariée.
Par conséquent, la division n’est pas à craindre – au contraire, un engagement collectif efficace et de valeur requiert une autocritique. Nul besoin de materner les interlocutrices pour interagir. Cela est un gage de respect que de délibérer communément en assumant le dissensus, ou alors, le féminisme associatif serait des plus acceptables s’il prenait les femmes pour des « petites natures » ?
La division est une force liante dont l’actualisation par excellence est au sein de l’espace public. Elle n’est pas sauvage, mais suffisamment pensée et articulée pour garantir une configuration politique nouvelle et responsable. Le pouvoir politique est donc discriminant de principes. Penser, c’est juger. Penser politiquement requiert une confrontation sincère et mesurée, et dont le souci premier reste l’orientation de la Cité. Tel devrait être la visée du féminisme, bien loin du registre thérapeutique, plus qu’insultant qui plus est.
Dans ces conditions éristiques, régner est tout simplement impossible.
Virginia PELE, 08/2014.
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