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Lettre ouverte: Christine Delphy ou le mythe de la bonne sauvage.

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Madame,

   Ce qui suit est bien une lettre ouverte qui ne pouvait s’annoncer sans un titre donnant d’emblée le point discuté.

   Je souhaiterais réagir au sujet de votre récente chronique dans le Guardian datant du 20 juillet 2015 intitulé : « French Feminists are failing Muslim women by supporting racist French Laws »*. Bien que vous n’en soyez guère à votre premier coup éclectique dirons- nous, permettez que ce dernier article ait constitué en ce qui me concerne, la goutte ayant fait déborder le vase.

   Ainsi avez-vous tenté d’élucider de manière très succinte le processus de communautarisation du féminisme entre la période des années 1970 à nos jours. Cette communautarisation aurait principalement conduit à une exclusion des femmes musulmanes et plus largement, à un rejet de l’islam en tant que tel. Vous ajoutez par ailleurs que, si le principe de laïcité n’est pas en soi « ostracisant », il a été instrumentalisé par – entre autres acteurs- les partis politiques et les lobbies.

La chronique se poursuit en précisant les raisons du voilement des femmes.

Les femmes « choisissant » de porter le hijab le feraient pour dénoncer l’hostilité à l’égard des musulmans. Le hijab, simple manifestation spirituelle, constituerait ainsi refuge permettant aux femmes de montrer leur solidarité avec les « membres du même groupe racial » (« same racial group »). Partant, ce port du voile intégral s’avère  être un acte de défiance envers l’Institution, ou selon les termes qui vous seraient plus fidèles, envers « l’ordre dominant » stigmatisant cette même communauté.

Autrement dit, le port du hijab procèderait d’une démarche auto-émancipatrice.

D’ailleurs, la conclusion précise : il revient aux femmes musulmanes, minorités opprimées, de déterminer elles-mêmes les modalités d’émancipation qui leur conviennent. Nous devinons à cet égard que ces modalités ne sauraient se rapporter à un « excès » par rapport à des identités pré-constituées, d’un côté comme de l’autre. Contre ce « racisme », il faut symétriquement affirmer une prétendue authenticité culturelle.

    J’aimerais ainsi réagir sur trois points. Brièvement, votre approche semble quelque peu détonner avec l’ensemble de vos précédents travaux. Si le « matérialisme » dont vous vous réclamez n’empiétait pas sur l’entreprise politique d’émancipation, vous semblez retomber en fonctionnalisme pur qui ne laisserait de place qu’à une réappropriation de normes dans un système clos strictement, et dont la seule issue serait la reconnaissance identitaire. Par suite, je souhaiterais également revenir sur le concept de laïcité ainsi que son rapport au féminisme. Et enfin, sur l’intolérable infantilisation des femmes musulmanes manifeste dans votre chronique. En effet, il semblerait que celles-ci ne sauraient être autre chose que des dévotes tribales, incapables d’un rapport réflexif à la religion islamique. Ou du moins, incapables de s’organiser sans un « retour aux sources ».

    Votre article débute évidemment en rappelant vos titres et votre expérience en tant que militante historique du Mouvement de Libération des Femmes. Auteure d’un ouvrage, entre autres, devenu un classique : L’Ennemi principal (1977), vous procédiez jadis à une analyse systémique et structurelle de l’oppression des femmes. Vous aviez mis en lumière la continuité, partant d’une démarche matérialiste, s’entendant « marxisante », entre l’exploitation domestique des femmes et la subordination politico- sociale résultante. Alors, pour se libérer de la tutelle masculine, les femmes devaient s’organiser entre elles pour construire un projet social dénué de toute interférence patriarcale. Ce patriarcat étant tentaculaire, si bien que – comme l’avaient d’ailleurs énoncé les féministes américaines- le « privé est politique ».

    Il ne me semble pas qu’en exploitation domestique, vous ayez, à quelque endroit, suggéré aux femmes au foyer de s’organiser entre elles et éventuellement, de faire des ateliers cuisine pour mieux servir leur mari ? Ou que l’Etat les paie, histoire de compenser les effets sociaux et psychologiques d’une telle domesticité ? Je ne crois pas non plus que vous ayez encouragé les femmes catholiques anti-avortement à s’organiser entre elles, cette fois en club de lecture biblique pour gentiment pérorer sur la sexualité de Marie Madeleine ? Et d’ailleurs, vous ne semblez pas non plus souscrire à la gestion des risques en matière de prostitution, où les femmes devraient elles-mêmes veiller à cacher un couteau quelque part dans les lieux règlementés de la prostitution pour prévenir une agression ? Pourtant, le réglementarisme permet bien aux femmes prostituées de gérer toutes seules comme des grandes les problèmes, moyennant un statut reconnu et services adaptés (ironie, précisons à toutes fins utiles).

En ces cas, vous êtes très claire. Le foyer n’est pas un paradis terrestre, l’avortement est un droit, la prostitution est une violence faite aux femmes. Mais les femmes devraient se voiler intégralement pour soutenir la tribu ? La pression des pères, des frères, des maris exercée sur les femmes pour qu’elles ne se comportent pas comme ces françaises « légères », ne serait que vue de l’esprit ? L’Ayatollah Khomeini en 1979 avait donc raison d’encourager le voilement des femmes pour affirmer l’identité iranienne contre l’Occident – après tout, les femmes n’auront à terme perdu que leurs droits.

Peut-être avez-vous eu vent de la nomination par le Parti Socialiste d’un secrétaire national ayant été condamné à six mois de prison avec sursis pour violence aggravée contre sa compagne ? Cela ne vous aura pas non plus échappé que le motif de l’agression – s’il convient d’appeler ceci un « motif »- eut été que la femme se comportait trop comme une « française » ?

Alors bien sûr, cela n’a pas constitué le fondement de la condamnation. Mais M.Yacine Chaouat, d’un zèle hors du commun, a bien déploré l’ « islamophobie » à l’origine des réactions sur les réseaux sociaux- lesquelles affirmaient la responsabilité politique du PS dans la garantie du principe d’égalité entre les sexes et ainsi, la non légitimité d’une telle nomination.  L' »islamophobie » est manifestement une incantation malhonnête; agiter la figure sacrée de l' »opprimée » pour susciter la compassion à l’égard de voyous, cela est probablement le comble de la démagogie.

Toutefois, les femmes musulmanes (et encore pire, les hérétiques de culture musulmane) devraient se taire et ne pas bénéficier des mêmes droits à l’intégrité que n’importe quelle autre citoyenne pour sauver l’honneur des « membres du même groupe racial » ? Vous faites bien trop d’honneur à l’extrême droite en l’érigeant de la sorte comme curseur politique.

J’anticipe la critique et cela me permet d’aborder un second point.

Vous affirmez précisément que les féministes françaises auraient fait preuve d’une condescendance envers les femmes musulmanes dont vous précisez l’origine maghrébine. Ainsi ne seraient-elles pas considérées comme de « vraies françaises » par les féministes « blanches », de même que le féminisme leur serait dénié.

    Premièrement, pourriez-vous m’indiquer à quel moment l’évolution de l’anatomie féminine a fait apparaître le voile comme organe des femmes africaines du nord ? Vous parlez des femmes musulmanes comme si elles étaient automatiquement des porte-voiles et que cela constituait leur nature spécifique. Madame, considérer la différence radicale d’autrui sans établir a priori un rapport hiérarchique s’appelle racialisme. Somme toute, pour être correctes, les femmes musulmanes ne sauraient être que de bonnes sauvages rentrant parfaitement dans vos critères d’inspiration vaguement tiers-mondistes.

Poursuivons, vous dites que le féminisme leur est confisqué. Si vous considérez le féminisme comme une identité, alors il n’y a pas de problème, chacune connaît aujourd’hui la chanson : « I am what I am ». En revanche, si vous avez un minimum un souci de cohérence politique, précisément calibré par un projet politique – le féminisme n’est pas un simple produit de consommation soumis aux aspirations de factions hétéroclites. Le féminisme, comme tout ce qui relève du domaine politique, est discriminant de principes. Aussi, de la même manière que votre conception de la laïcité est assez étrange, vous formulez en pointillés une conception de l’égalité qui n’est en rien « inclusive », mais bien proportionnelle : chacun son droit fonction de la place qu’il ou elle occupe dans la Cité.

Sans assumer cette posture proprement politique, vous n’admettez même pas que les tenantes du multiculturalisme se regroupent en associations –mais vous voudriez que chaque groupe féministe adhère massivement, dévotement à cette visée. Selon vous, les féministes républicaines, dont je rappelle tout de même que la pensée républicaine n’est pas réductible à la vie politique durant la IIIème République, devraient tout bonnement ignorer l’histoire et les implications du voilement des femmes par culpabilité coloniale ?

Pourtant, l’égalité consiste en une confrontation des propositions entre pairs, non pas en compassionalisme lâche. D’ailleurs, votre discours ne trompe personne. Celui-ci dessine clairement les contours d’une gestion multiculturaliste des affaires publiques. Un acquis, selon cette perspective, si fondamental que serait le droit à des horaires non mixtes en piscine pour les femmes musulmanes qui pourront s’y baigner en « burkini » ! L’Etat est moins vilain lorsque l’on est en mesure de capter le droit.

D’une démarche holiste, l’on passe donc à l’individualisme méthodologique : le « choix », la « perception », l’ « identité » semblent être des notions commodes … lorsque l’on parle des Autres? Comment pouvez-vous passer d’un Mouvement de Libération pluriel dans les discussions à l’œuvre, mais régulé par des principes fondateurs communs, à un éclectisme incohérent où chaque groupe sociologique de femmes devrait empiler les déterminations pour agir?

Mais pire encore, comment parvenez-vous à tolérer le sacrifice des femmes … pour des hommes sous prétexte qu’appartiendraient au « même groupe racial » ? Depuis quand la religion est une « race » en outre ?

L’auto-subordination militante serait ainsi le nouveau leitmotiv du féminisme contemporain ?

Car votre chronique manifeste une contradiction phénoménale : d’un côté vous dites que les femmes voilées ne sont pas de pauvres victimes soumises, et de l’autre vous avancez que les féministes non communautaristes devraient les laisser gentiment, tranquillement, sans les perturber, sans les brusquer s’organiser entre elles puisque seraient, selon une rhétorique libérale huilée, des minorités opprimées. Elles ne seraient donc pas aptes à répondre à la critique?

    Dans une autre mesure, pensez-vous sérieusement qu’il soit si inadmissible de se dévoiler pendant quelques heures dans les administrations publiques et à l’école ?

En l’occurrence, vous affirmez que les femmes voilées subissent des discriminations sexistes et racistes. Vous ne faites aucune mention des attributs de la première, mais vous la subordonnez volontiers à la seconde. Ainsi, que le voile indique l’impureté des femmes non point autorisées à circuler dans l’espace public en sujets de droits autonomes serait moins subordonnant que des instances publiques permettant de mettre à l’écart les traditions héritées ? Le stigmate d’impureté ségrégationniste par essence … devrait s’imposer comme tel dans ce qui constitue le socle de principes et de valeurs communs ?

En conséquence, l’école, lieu par excellence de l’apprentissage et exercice critique de la pensée vers l’autonomie, devrait se faire l’écho de coutumes patriarcales familiales ? Vous pensez sincèrement que des parents qui voilent leur fille si jeune vont accepter sans broncher qu’un jour celle-ci rentre à la maison et leur disent : « Maman, Papa, je suis athée» ?

L’école est une instance publique qui est la seule à pouvoir faire autorité contre les pressions familiales. La fille n’est alors plus livrée à elle-même pour confronter la dévotion de ses parents ; et elle dispose d’un espace pour expérimenter sans une espèce de gymnastique intellectuelle abstraite, l’égalité et la citoyenneté. Soit ce qui relève de la solidarité et de l’intérêt public. Non pas de la concurrence entre intérêts divergents et l’indifférence relativiste.

Il est commode d’instrumentaliser les filles pour en faire une monnaie d’échange ou de chantage ; et d’empêcher le corps enseignant d’expliquer le principe de laïcité et les raisons en conséquence, de l’interdiction des signes religieux ostentatoires à l’école. Cela paraît ainsi une décision unilatérale arbitraire alimentant dûment la défiance et le repli identitaire.

      Vous dites que la laïcité a fait l’objet d’une « réinterprétation radicale ». Retour de la fameuse ritournelle consistant à dire que le principe ne serait applicable qu’aux agents administratifs ; et que les individus ne seraient tenus à rien du tout. J’avoue que je suis perdue. Est-ce à dire que même les petites filles auraient une liberté de conscience telle, qu’elles porteraient le voile elles aussi par solidarité avec les « membres du même groupe racial » ?

Mais plus encore, le port du voile n’est pas interdit en France, les femmes ont les mêmes droits que toutes – seulement, comme mentionné plus haut, vous considérez le voile comme une greffe justifiant des accommodements. Une fois de plus, c’est un certain modèle de société que vous défendez. Ce n’est pas l’anti-racisme qui est au cœur de votre texte, mais précisément, une reconnaissance racialiste à l’origine d’un ordonnancement juridique tout à fait spécifique. Subjectivisme en plein, l’inclination de certaines devrait justifier des dérogations au droit commun – la loi du silence imposée au reste des citoyennes et des citoyens : dites amen ou taisez-vous. En annexant le débat politique à une question de modes de vie, celui-ci se trouve circonscrit à une synthèse individuelle de termes qui ne trouveraient que localement leur application (ainsi vont les sonates en mineur : « c’est mon choix », « j’ai mes raisons ») sans égard pour l’ordre commun.

Or telle n’est pas la vocation de la laïcité. Je rappelle tout de même qu’elle n’est pas un produit spontané de l’Occident. De même que contrairement à une approche identitaire, elle ne consacre pas une marginalité égotique – la laïcité articule l’autoconstitution du sujet, non pas dans un rapport narcissique, mais toujours en confrontation à l’altérité ou l’extériorité de l’espace public. Cet espace public a une vocation universelle (il tend à la généralité), il requiert autolimitation et justesse. La liberté politique ne consiste donc pas à râler la concrétisation inauthentique d’une prétendue identité tribale, mais à être capable de relever ce qui affère au domaine public et privé. Agresser une femme voilée n’est pas plus tolérable que de prétendre que le voile est une espèce de résistance antiraciste. Ce sont les deux faces d’une même pièce.

      Dès lors, votre tendance à vous exprimer au nom des femmes musulmanes reste sidérante. Les femmes musulmanes ne sont pas un bloc identitaire (oui, jeu de mots). Etrangement, personne n’a eu écho de votre soutien à l’occasion de la manifestation du 10 juillet 2015 organisée par le Collectif des Femmes sans voile d’Aubervilliers ; mais on ne compte plus le nombre de pétitions que vous avez signées avec des prédicateurs tels Tariq Ramadan.

Sans compter que les femmes de culture musulmane athées sont absolument absentes de votre discours. Cela montre le clivage proprement politique de cette affaire. Les citoyennes de confession musulmane, les citoyennes de culture musulmane athées – bref, les citoyennes ayant à cœur l’émancipation véritable, le souci du Bien Public et des libertés publiques sont ignorées, voire reléguées à des anomalies, ou de viles traîtresses colonisées par l’Occident. C’est malin.

Comme votre proche idéologique Emmanuel Todd, vous tentez d’objectiver sous de faux prétextes sociologistes -l’islam est la religion des pauvres opprimés- ce qui relève d’un militantisme identitaire mettant en concurrence les bonnes et les mauvaises sauvages. Alors, il est bien aisé de réduire la vie politique à un affrontement entre l’extrême droite et les gentils gauchistes aux côtés de la veuve et l’orphelin ; lorsque la complexité du problème est complètement évincée. L’organisation « entre elles » des femmes sans voile d’Aubervilliers ne semble en l’occurrence, pas rentrer dans vos critères d’auto-émancipation effective et subversive. Seraient-elles racistes ?

     Enfin, vous terminez votre chronique en suggérant qu’il serait grand temps de mettre un terme au désaccord autour du voile qui divise inutilement le « mouvement » féministe. En effet, il est toujours facile d’esquiver le conflit en déplaçant la problématique de l’intégrisme et du patriarcalisme, à un simple port du voile coutumier. Comme vous le signifiez, nous manquons effectivement de temps. Quand des caricaturistes sont assassinés parce que se moquent de l’intégrisme, et que des féministes ne trouvent rien de mieux à faire que de proférer l’incantation névrotique « phobique », sans considération pour les femmes d’ici et d’ailleurs qui luttent contre les coutumes abrahamiques faisant des femmes des propriétés tribales, c’est que le problème devient en effet très pressant.

Si, comme vous le prétendez abusivement, les lois françaises sont racistes de ne pas considérer les femmes d’origine maghrébine comme des mineures ne pouvant se passer du stigmate d’impureté, je ne sais que penser de votre projet ouvertement racialiste.

-Virginia PELE, citoyenne féministe, politiste atterrée

*Lien vers l’article par C.Delphy :  http://www.donotlink.com/g1o0
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La Minute Théorie Politique : Un été machiavelien.

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Machiavel à la plage (WLWB-2015).

Nicolas Machiavel (1469-1527) est un penseur politique qui, avant de se consacrer à l’écriture et l’examen politique de Florence, exerce dès 1498 des fonctions dans la seigneurie.

Au début du XVème siècle, Florence est gouvernée par les Médicis pendant la période du ‘Quattrocento’. Laurent de Médicis est à la tête de la République et voit ses pouvoirs accrus après avoir échappé à l’attentat de Pazzi en 1478 ; puis succède Pierre de Médicis, chassé au moment de l’arrivée de Charles VIII en Italie en 1494. Le roi de France autorisant alors les florentins à choisir leur propre mode de gouvernement, le dominicain Savonarole devient le nouveau dirigeant de la cité. Prédicateur à la parole ardente, ennemi des Médicis, il institue ce qu’il nomme la « République chrétienne et religieuse » et en est à la tête jusqu’à ce qu’il soit brûlé en 1498.

C’est ainsi qu’à 29 ans, Machiavel entre dans la seigneurie comme secrétaire de la seconde chancellerie de Florence. En 1498, l’Italie est factionnée en une multitude de républiques, de seigneuries et d’Etats plus ou moins importants qui se font la guerre et seront incapables d’opposer une résistance aux convoitises dans les Etats forts : l’Allemagne, l’Espagne, la France.
Le 23 mai 1498, Machiavel commence sa carrière de fonctionnaire de la seigneurie. Il se voit confier des responsabilités au Conseil des dix, chargé des affaires extérieurs et des questions militaires. Il rencontre alors plusieurs personnalités de la vie politique italienne.

En 1499, il est chargé de se rendre à Forli, chez la comtesse Catherine Sforza Rivero pour renouveler l’engagement militaire de son fils Ottaviano. A son retour, il est envoyé à Pise (en guerre avec Florence), qui veut rétablir sa domination sur Florence. Il assiste alors à la trahison des condottieri Paolo et VitellozzoVitelli, chargés de faire siège de la ville de Florence. Machiavel est également témoin de la rébellion de troupes franco-suissent que Louis XII a envoyé au secours de la République, son alliée. Les troupes arrêtent de se battre prétendument par manque d’approvisionnement. D’où sa première légation en France en 1500 aux côtés de Francesco Della Casa.

Machiavel se voit confier plusieurs missions jusqu’à ce qu’en 1510, il retourne en France. Louis XII veut l’aide des troupes florentines pour défendre son allié, le duc de Ferrare que Jules II vient d’attaquer. La République est menacée en raison de son alliance avec la France contre la Sainte Ligue. Dans Florence, la politique de Soderini suscite des mécontentements chez les partisans des Medicis qui veulent s’allier avec le pape contre la France.

En 1512, les espagnoles pénètrent en Toscane, prennent d’assaut Prato et les Médicis reviennent au pouvoir. Machiavel est révoqué. On l’accuse de complot et le condamne à la prison. Il est finalement relâché par amnistie de Jean de Médicis (Léon X) au pontificat.

Il est finalement condamné à l’exil. Il commence son travail d’écrivain. Il travaille sur les Discours sur la première décade de Tite-Live, qu’il interrompt en 1513 pour écrire Le Prince dédié à Laurent II de Médicis, et il reprend son écriture en 1519. Les Discours sont imprimés en 1532, après sa mort.

Dans cet ouvrage, Machiavel ne donne pas seulement des techniques de conservation du pouvoir, mais il s’interroge sur son origine, la nature de la société et la liberté politique.

Il met ainsi en évidence la division sociale comme fait premier et irréductible. L’antagonisme des désirs de classe, des Grands et du peuple, soit celui entre les désirs de commander et d’opprimer, et celui de ne pas l’être sont fondateurs pour l’auteur. Pour ce faire, Machiavel fait référence à la Rome antique pour éclairer la situation florentine, dont l’appréciation des premiers humanistes consistait à louer les vertus de concorde de la République romaine et de fonder les raisons de sa décadence sur l’indiscipline du peuple. Machiavel prend le contre-pied et met l’accent sur le conflit comme condition d’émergence de bonnes lois (I). La confrontation entre le Sénat et la plèbe est caractéristique d’un espace politique au sein duquel le peuple peut librement exprimer ses ‘humeurs’. A cet égard, la grille de lecture Machiavélienne conserve son actualité là où l’approche néolibérale annexe l’espace politique au domaine économique ; de même qu’elle ne réitère pas pour autant une vulgaire séparation la figure du Prince (ou de la Princesse …) et celle de l’homme. Le Prince est tenu à une discipline que lui rappelle constamment le peuple. Un peuple qui se contente de vieux porcs accusés de proxénétisme et de viol en guise de « gouvernants », ne se transformera en rien d’autre qu’une bête de foire couillue irresponsable (II).

I) La République entre acte de fondation (virtù) et liberté politique.

Machiavel énonce un paradoxe qui constitue pourtant une condition du déploiement de la liberté des ‘petits’ et l’institution de bonnes lois. En effet, si la République s’oppose au « régime d’un seul », son instauration dépend d’un seul homme, lequel doit tenir en respect ses sujets, éliminer les oppositions pour imposer un ordre fondateur en rupture avec l’ancien. Mais cette ‘violence réparatrice’ garde pour fin le bien commun et le prince ne peut l’atteindre sans le concours du peuple, citoyen-guerrier, tenants de la liberté puisqu’en dissension irréductible avec les Grands et chargés de la maintenir pour protéger la République.

A) Les instances républicaines et l’émergence d’un « lieu vide » du pouvoir ,entre désirs des Grands et refus du peuple.

La fondation unilatérale de la République

Machiavel souligne que l’accaparement du pouvoir par un législateur n’est pas à condamner même s’il s’éloigne de normes communes pacificatrices. Puisque la violence qui répare n’est pas celle qui détruit par définition. Néanmoins, ce n’est pas à dire que la stabilité de l’Etat est à remettre entre les mains d’un seul homme. Au contraire, à la manière de Romulus qui défia ses frères et utilisa la violence non pour ses ambitions personnelles, mais pour le bien commun, il mit en place le Sénat sans cesse en délibération.

De même, l’auteur ajoute un autre exemple, celui de l’expulsion des Tarquins, dynastie dominant Rome peu avant la République à la suite de quoi il n’y avait plus de désagrément entre le Sénat et le peuple. Même les nobles contrôlaient leurs manières et leur orgueil, sans plus attirer l’outrage des citoyens. Toutefois, une fois les Tarquins disparus et la crainte d’un potentiel retour avec eux, les nobles n’avaient plus de raison de faire preuve de vergogne. Sans contrainte, les nobles optèrent pour « la liberté de commettre le mal avec impunité » par laquelle confusion et désordre faisaient loi.

Aussi, après la tentative des nobles de mettre en place des institutions inspirant la crainte suivant le modèle des Tarquins, l’on mit en place les tribuns – intermédiaires entre le peuple et le Sénat, dont la mission consistait précisément à calmer les ardeurs des derniers. Aussi, le prince ne peut envisager de s’éloigner des normes communes que de manière momentanée. Sa « méchanceté » est temporaire. La pérennité de la République est en définitive assurée par le concours ou l’ « amitié » du peuple et des moyens dont il dispose de contribuer à la cité. La mise en place de l’élection permet ainsi la succession des meilleurs des dirigeants potentiels, de même que le mandat est limité et donc les gouvernants soumis à la vigilance du peuple (chapitre XXXIV).

C’est ainsi que l’auteur montre que l’esprit des institutions républicaines est précisément la liberté. La liberté à laquelle aspire le peuple contre la démesure des Grands et à l’origine des bonnes lois, elles-mêmes fondatrices de bonnes mœurs.

Le conflit, instigateur d’un ordre légal au fondement d’un Etat libre.

L’Empire romain a bien été l’ouvrage de la fortune et de la discipline. Mais la discipline n’est pas sans l’institution d’un ordre. La fortune est alors par conséquence. Il convient de préciser le propos, à savoir justement que ce bon ordre est le fait des querelles entre le Sénat et le peuple, conflit porteur de liberté en dernier ressort – et non par dépit. En effet, « Dans toute république, il y a deux partis : celui des grands et celui du peuple ; et toutes les lois favorables à la liberté ne naissent que de leur opposition »(chapitre IV).

Les bonnes lois font des Républiques vertueuses, et ces lois sont le fruit des agitations entre les Grands et le peuple. Aucun préjudice lors de ces affrontements n’a été causé au bien public, au contraire, ils ont été à l’avantage de la liberté.

Pour ce faire, chaque Etat libre doit fournir au peuple le moyen d’actualiser son mécontentement ou son ambition afin de faire plier le Sénat comme ce fut le cas à Rome. En effet, lorsque le peuple voulait obtenir une loi, il refusait de s’enrôler pour la guerre. Or, les désirs d’un peuple font rarement défaut à sa liberté puisqu’ils lui sont inspirés par l’oppression dont il est l’objet ou qu’il redoute. S’il venait à se tromper, le peuple est assez sensible à la vérité pour entendre la parole sage d’un homme de bien et se retirer.

L’auteur insiste : « il y a, dans le premier [les Grands], un grand désir de dominer, et dans le second [le peuple], le désir seulement de ne pas l’être ; par conséquent plus de volonté de vivre libre » (chapitre V). Pour justifier son propos, Machiavel donne l’exemple de Venise et Sparte, où l’on prétend que le pouvoir de la noblesse permet de sanctionner la compétence et le mérite de ceux qui s’investissent dans les affaires publiques. On ajoute par suite que cela dispense le peuple d’une autorité abusive.

Trancher entre les deux modèles revient alors à reconnaître que Rome vise à l’expansion, alors que la République de Sparte et de Venise, visent à la conservation. Toutefois, quels hommes sont les plus malintentionnés en République ? Il convient d’examiner le cas de Ménéius et Fulvius, tous deux plébéiens. Le premier a été nommé dictature, le second maître de la cavalrie pour des recherches concernant un complot de Capoue contre Rome, de même contre les ennemis internes visant à satisfaire des ambitions politiques.

La noblesse accuse alors le dictateur de mener une omerta contre elle, et répand ce bruit dans tout Rome – prétextant que le peuple n’est pas vertueux mais bien corrompu par la volonté de pouvoir puisque ne disposant de titre, et non la noblesse. Ménéius fait finalement convoqué une Assemblée du peuple, en dénonçant la calomnie dont il était l’objet. Ménéius a finalement été innocenté.

Par conséquent, force est de constater que, si la conservation ou l’acquisition sont deux passions potentiellement dévastatrices, les dégâts sont occasionnés le plus souvent par ceux qui ont peur de perdre que celui qui désire acquérir. Et d’ajouter : « enlever à Rome les semences de troubles, c’était aussi lui ravir les germes de sa puissance » (chapitre VI). Il s’agit ainsi de comprendre ce que Pocock nomme le ‘moment machiavélien’, à savoir que la transcendance ne dicte pas les lois, mais que ce sont les hommes qui en sont à l’origine. Le pouvoir est un « lieu vide » puisqu’institution issue du conflit permanent entre les Grands et les ‘petits’ (Claude Lefort). La loi à cet égard, libère plus qu’elle n’interdit, n’étant plus seulement imposition oligarchique mais sans cesse discutée par le peuple ‘suspicieux’.

La loi comme virtualisation des litiges et garante de procès équitable.

Machiavel donne l’exemple de la noblesse lorsqu’elle accuse arbitrairement le peuple d’usurpation de pouvoir par la désignation de Tribuns censés les défendre. A ce moment –là, Rome était dans une période de famine et envoya donc les Tribuns en Sicile pour récolter des grains. Alors, Coriolan, ennemi du peuple, conseilla au Sénat de profiter de l’occasion pour châtier le peuple en lui refusant la distribution des grains et le menaçant de la famine. Le peuple pris connaissance de la manœuvre, et était prêt à le mettre à mort sans hésiter si les Tribuns n’avaient pas organisé un procès. Aussi, « c’est à l’occasion de cet événement que nous observerons combien il est utile, important, dans une république, d’avoir des institutions qui fournissent à l’universalité des citoyens des moyens d’exhaler leur fureur contre d’autres citoyens. À défaut de ces moyens, autorisés par la loi, on en emploie d’illégitimes qui produisent, sans contredit, des effets bien plus funestes.» (Chapitre VII).

Il ne s’agit pas d’une oppression résultant d’une justice particulière, ou par recours à une force étrangère, mais le recours à une autorité légale qui ne menace pas la liberté au sein de l’Etat.

Toutefois, l’accusation ne doit pas laisser place à la calomnie. Capitolinus, jaloux de la gloire de Camille dans la bataille contre les Gaulois, décident de répandre des rumeurs pour ternir sa réputation. Il prétend alors que l’argent censé avoir été donné aux Gaulois pour s’en défaire ne l’a pas été, et qu’il en reste dont l’utilité publique est indéniable. Le peuple excité, le Sénat décide de faire comparaître Camille pour répondre de ses allégations. A ce moment-là, il ne fournit que des réponses évasives. Et précisément, la calomnie contrairement à l’accusation, est douteuse car elle « n’a besoin ni de témoins ni de confrontation ni de rien circonstancier, pour réussir et persuader » (chapitre VIII). Il est donc du devoir du législateur de légiférer dans le domaine de l’accusation (judiciaire) – puisque la calomnie ruine à l’ordre de l’Etat, elle met les hommes dans tous leurs états mais ne les ‘corrige pas’ : « Forcez ceux-ci à devenir accusateurs, et quand l’accusation se trouvera vraie, récompensez-la, ou du moins ne la punissez pas ; mais si elle est fausse, punissez-en l’auteur comme le fut Manlius ».

Les institutions républicaines permettent donc un arbitrage des conflits entre les Grands et le peuple, et entre ‘justiciables’ sans que la sûreté de l’Etat ne soit menacée, puisque la justice est rendue selon l’ordre légal à son fondement. Aussi, loin de constituer un pouvoir séparé, l’Etat pour accroître sa force et assurer sa pérennité, laisse non seulement le peuple concourir à l’administration des affaires publiques, mais aussi à la défense de la cité.

B) L’armée nationale de citoyens, protectrice des libertés républicaines et déterminante d’un Etat fort.

L’art de la guerre et l’affirmation d’un Etat fort.

Pour l’auteur, si Rome connait un tel succès, c’est parce que les chefs d’Etat se succédant sont aptes à faire la guerre. C’est ainsi que dans le cas contraire: « David fut sans contredit un homme très recommandable, et par son courage et par ses connaissances et par son jugement. Après avoir vaincu, dompté tous ses voisins, il laissa à son fils Salomon un royaume paisible, qu’il put conserver en y entretenant les arts de la paix et non de la guerre, en jouissant sans peine des talents et des travaux de son père ; mais il ne put le transmettre ainsi à Roboam son fils.Celui-ci n’avait ni la valeur de son aïeul, ni la fortune de son père ; aussi ce ne fut qu’avec peine qu’il resta héritier de la sixième partie de leurs États ». (Chapitre XIX).

De plus, cela témoigne d’une incapacité du prince à former lui-même les hommes à la guerre. Ainsi le montre Tullus, qui une fois sur le trône, n’avait aucun romain guerrier à portée. Mais il forma lui-même les citoyens à devenir d’excellents soldats, sans avoir recours à des soldats étrangers. Sous l’autorité d’un Etat fort et légitime, les citoyens concourent à l’expansion et la défense de la République sans qu’il y ait dépendance étrangère. L’Etat dispose d’une ‘armée propre’ et accroît par suite sa puissance militaire.

Mais la puissance de l’Etat n’est pas seulement assurée de manière ‘profane’. Elle peut aussi l’être au moyen de la religion, du moment que l’Etre Suprême est subordonné à l’Etat.

Religion et stabilité politique.

Machiavel n’entend pas réitérer une conception chrétienne de la République. Mais il soutient d’une part que le prince nouveau n’a pas à redouter la pluralité religieuse au sein de l’Etat du moment qu’il a su conquérir l’amitié du peuple (chapitre X), et qu’au passage, la religion permet de trancher des litiges que les hommes ne semblent pas pouvoir surmonter.

En effet, contre le Tribun Terentillus qui avait occasionné des mouvements par la promulgation de certaines lois, les patriciens utilisèrent contre lui des moyens religieux, des livres prophétiques prédisant la chute de Rome si les dissensions montaient à l’intérieur du territoire. Ils réussirent à faire plier les Tribuns qui, de peur de perdre leurs droits, convenaient avec le peuple qu’il obéirait au Consul. La religion a donc permis au Sénat de résoudre un conflit insurmontable sinon, avec les tribuns.

Par ailleurs ajoute Machiavel, Romulus en l’occurrence n’a pas eu besoin de Dieu pour mettre en place le Sénat et autres institutions civiles ; mais Numa, pour se défier de l’autorité d’une ville dont il s’agissait de faire admettre de nouveaux usages, se référer à la parole de Dieu. Ainsi, les citoyens se pliaient aux conseils de Numa bénéficiant d’une légitimité divine.

La religion a donc assuré la prospérité de Rome, puisque sa crédibilité était concomitante à l’Etre Suprême. Cela assure la pérennité de l’Etat même après la mort du Prince.

Au sein même de l’armée, l’auspice peut jouer également un rôle favorable sur le moral des troupes. Le consul Papirius dit alors à l’armée que les auspices sont favorables alors que les gardes des poulets sacrés affirment le contraire.

Il prétend ainsi au mensonge – par inadvertance, un soldat tue le garde-menteur, Papirius affirme qu’il s’agit d’un signe divin bienséant pour le combat. En revanche, en Sicile, Pulcher se comporte différemment. Il ne se contente pas d’interpréter les auspices met de leur faire dire vrai de force. Ainsi jette-t-il les poulets sacrés à la mer. Il est battu au combat et puni à Rome.

A cela, Machiavel étend la ‘force’ nécessaire à la sauvegarde de l’Etat à chaque citoyen, de sorte que chacun doit faire preuve de prudence pour ne pas mettre en danger tout une cité.

La force au service de l’intérêt public et contre l’orgueil.

« On a toujours regardé comme peu sage le parti de hasarder toute sa fortune à la fois sans mettre en jeu toutes ses forces ; ce qui se fait de diverses manières» (chapitre XXIII), déclare l’auteur. En effet, Tullus et Métius décident de confier le sort du pays et de l’armée à trois de ses membres qui, si l’un des deux peuples étaient vainqueurs, l’un serait souverain de l’autre. Métius et son peuple ont finalement fini sous la domination romaine.

De la même manière, il convient lors du combat de penser de manière stratégique : « C’est la même faute que commettent presque toujours ceux qui, lors d’invasion de leur pays par l’ennemi, se déterminent à se fortifier dans les lieux difficiles, et à en garder les passages. Ce parti sera presque toujours funeste, à moins que, dans l’un de ces lieux difficiles, vous ne puissiez placer toutes vos forces. Dans ce cas, il faut le suivre. Mais si le lieu est et trop rude et trop resserré pour les y loger toutes, le parti est alors mauvais. ».

La prudence et l’ingéniosité doivent conduire la cité, et la force doit être mise au service de l’intérêt public. Il convient dès lors d’examiner les enjeux et de ne pas risquer le sort de tout un peuple sur quelques-uns, car alors, le hasard risque de gouverner plutôt que la virtù du prince.

Machiavel met donc en évidence la réciprocité entre les gouvernants et les gouvernés. Si le conflit est fondateur d’un Etat libre, l’auteur ne dissocie pas pour autant l’art de gouverner nécessaire à la constitution de la République. L’art de gouverner étant concomitant à l’art de la guerre, dont les citoyens-guerriers exécutent la force pour maintenir les libertés républicaines.

II) La nécessaire responsabilité politique du peuple-citoyen.

Si Machiavel est particulièrement connu pour son œuvre Le Prince, disposant d’une figure claire et éminente du gouvernant, et donnant d’ailleurs l’impression d’un « mépris du peuple », il nous semble que Les Discours s’inscrivent dans la continuité, et plus encore, Le Prince ne peut guère se comprendre sans les Discours. Rien ne vaut des exemples pour en montrer la portée contemporaine. Voyons ce qu’il se passe du côté du peuple … et du côté des Grands !

A) L’individu-entrepreneur et la a remise en cause de la ‘division originaire du social’.

Claude Lefort met également en avant la ‘division originaire du social’ suivant la pensée de Machiavel. Or force est de constater que l’égalitarisme, soit l’égalité sociale au sein des sociétés modernes rendent peu explicites ces termes.

L’on se trouve davantage dans la situation décrite dans le Chapitre VI des Discours, concernant Venise puisqu’en outre d’une délégation du pouvoir politique, le peuple ne fait pas l’objet de carences du point de vue économique de manière homogène. Toutefois, puisque l’aspiration à devenir Grands et l’apparente interchangeabilité des conditions semblent être la norme, la société civile – non pas société politique puisque s’y manifeste seulement un entrechoque d’intérêts immédiats – reste le théâtre de revendications catégorielles caractéristiques de l’individu narcissique postmoderne. En effet, comme le souligne Cynthia Fleury dans Les pathologies de la démocratie (2005) : « les minorités tyranniques comme l’individu pervers‘captent’ le droit et font en sorte que le processus démocratique travaille à l’entérinement de leur désir. » .

Loin d’un souci de l’intérêt public, la société est morcelée sans projet politique, chacun prétendant à une légitimité de fait répondant à l’exigence d’inclusion démocratique. Or précisément, le pouvoir étant issue des divisions sociales, l’institution n’est pas inclusive mais discriminante de principes fondateur d’un espace commun. Un éclectisme somme tout consensuel, dont l’objet est de manifester une marginalité qui instaure une unilatéralité et une partialité des institutions qui sont alors invitées à ‘faire proche’.

D’où la critique formulée par Cornelius Castoriadis et systématisée dans Le monde morcelé (ed.2000), du moment où le pouvoir est conçu en surplomb, l’auto-institution de la société est contrariée par le politique, soit la clôture du sens, et nuit à la création politique qui, si elle trouve son actualisation dans le « pouvoir explicite », n’est pas pour autant figée puisque ce pouvoir est « participable ». Les citoyens ne sont donc pas gouvernables par une autorité extérieure, et les mœurs ne privatisent pas l’espace public. Le souci du Bien Public partagé par les citoyens et les dépositaires temporaires de l’autorité publique permet de faire valoir la rationalité propre du politique, par lequel le dissensus ne se confond pas en doléances ou pour reprendre l’expression de Machiavel, en « factions destructrices ».

B) La responsabilité du peuple dans le maintien de la République : l’intolérable patriarcalisme.

Qui aurait cru que le bon vieux « Mac » pourrait nous être de recours pour penser politiquement le féminisme ?

Partons d’une citation : « Et si les princes sont supérieurs aux peuples pour établir des lois, organiser des vies civiles, établir des constitutions et des institutions nouvelles ; les peuples sont tellement supérieurs pour maintenir les choses établies » (Discours, I, 58, p142).

Bien que les apparences s’y prêtent, si vous avez bien lu la première partie, Machiavel n’est pas en train de nous faire un éloge grossier d’un pouvoir unilatéral qui ne vaudrait que par nature aristocrate du Prince.

Pensons à Clisthène, Périclès, Démosthène, ces dirigeants ayant marqué l’histoire et le fondement de la démocratie athénienne, et dont les principes de constitution ont été repris par la Rome antique donnant ainsi naissance à la « République ».

Le « souci de soi » comme l’entendait les Grecs, que cela soit de la part des citoyens, mais également des gouvernants temporaires, ne reconnaît pas la disjonction entre « image publique » et comportement privé. Car précisément, ce que l’on appellerait aujourd’hui une « figure publique » ne serait qu’un personnage hypocrite, faible, simplement soucieux de communication publicitaire (certains appellent ça « politique ») davantage que garant de l’intérêt général.

La constance n’est qu’une mascarade si elle ne fait que s’énoncer, sans être pratiquée, ni incarnée. Machiavel est clair : le Prince n’est pas tenu d’être « lui-même ». Comme précisé dans le billet consacré aux « Seigneurs de la table ronde de la démocratie contemporaine », la politique n’est jamais une confirmation de soi. En particulier lorsque « soi » souscrit à des pratiques illégales. Le civisme est continu, non pas privé ou public. Que sont-ce des principes qui ne seraient transcrits en mœurs ? Le « Beau » de l’Institution informe la société qui en a elle-même le souci.

Seulement (à juste titre toutefois), Machiavel fait reposer la stabilité de l’Institution juste sur le corps politique de citoyens. Telle est la grandeur républicaine. Mais que se passe-t-il quand un peuple n’est pas capable de faire la distinction entre un déballage de type Merci pour ce moment et le procès pour viol et proxénétisme dont a fait l’objet DSK ? Que se passe-t-il quand les médias fomentent l’ignorance et l’inconséquence en présentant les faits comme relevant d’une « sexualité rude », de « libertinage » de « liberté sexuelle » ? Comment se fait-il que le témoignage des victimes dénonçant le viol qu’elles ont subi fasse l’objet d’une indifférence générale ou du moins, ne soit perçu que comme anecdotique ? Quel est donc ce quiétisme qui ne vise qu’à se donner bonne conscience ?

Ah la prostitution, une activité si magnifique. Être réduite à un éjaculatoire-automate, d’une rationalité strictement calculante, l’intégrité du corps inviolable selon notre droit, vaudrait ici le prix d’une passe. Ah ces bons hommes qui pleurnichent et se servent comme des nantis des femmes sans que personne ne trouve rien à redire. Les pires bassesses intellectuelles (oulala, libre choix, nananère), les grossièretés et la vulgarité se trouvent concentrées en ce problème : après tout que des femmes soient sacrifiées et servent de sous-m****, ce n’est pas notre problème ? Et ces proxénètes qui ne font que répondre à la demande, mais tout va bien ! C’est normal que des femmes soient à vendre, surtout pour les riches qui achètent la justice. Ni vu ni connu, ainsi le peuple ne voudrait que la justice disait Machiavel ? Certains suggèrent pourtant que des hommes niant dans leurs actes les principes au fondement de notre République devraient avoir une voix dans le débat public. Cela n’est qu’une porte grande ouverte à la démagogie et l’entrisme. La « repentance délibérative », un petit reste chrétien- heureusement, le peuple n’est pas Dieu.

Pourtant, il semblerait que l’on attende de la société civile qu’elle joue en ce cas le rôle de confessionnal : Je viole, je prostitue, je passe à travers l’émail du filet, je n’ai aucune décence: ma carrière vaut mieux que la discrétion requise en ces situations induisant confusion (mais dans nos sociétés, le peuple n’est pas confus, il becte, ouf !), retrouvez mon nouvel article sur slideshare, (gentiment relayé par les quotidiens) pour déballer ce que tout le monde sait déjà sur l’austérité.

A part cela, veuillez me pardonnez, je ne suis qu’un homme. Les médias aidant, on tablera sur le sensationnalisme et la société n’aura qu’à pardonner du haut de sa très grande compassion … après tout, nous ne parlons que de l’honneur et de la dignité des citoyennes !

On pourrait souscrire à ce qui n’est pas totalement faux, soit suggérer que nous vivons dans une société patriarcale, mais vous conviendrez que ce constat ne sert pas à grand-chose. On le sait, agissons.

Prenons un autre exemple. Personne n’aura manqué le très bon goût du PS dans le choix de son secrétaire national. Yacine Chaouat condamné à 6 mois de prison avec sursis pour violence aggravée à l’encontre de sa compagne- notons le prétexte évidemment abjecte, celle-ci aurait eu un comportement de « française » exacerbé – a été levé de ses fonctions ; cette fois, grâce à la mobilisation de citoyennes, féministes et citoyens sur les réseaux sociaux ayant montré le scandale d’une telle nomination.

Plutôt que de souscrire au sentimentalisme du PS, les actrices et acteurs de la société civile n’ont pas été dupes : comment pourrait-on prétendre œuvrer en faveur de l’intégration républicaine, et tolérer qu’un secrétaire national tabasse sa compagne et d’une, et de deux, sous prétexte qu’elle ne serait pas une propriété tribale authentique ?

Qu’à cela ne tienne, certains n’hésitent pas à comparer la responsabilité et la tenue des agents administratifs à un impératif économique : il a été condamné, il a payé sa dette à la société (six mois avec sursis, ça c’est une dette bien payée, dites donc), tout est effacé ! Que vous parliez du cas Chaouat ou de la dette grecque, aucune différence, vous êtes prévenu-es !

Or, le temps politique et juridique sont distincts et n’ont rien à voir. La culpabilité juridique est bien à titre individuel, mais la publicité du cas renvoie au fondement et la stabilité de la Cité. Quel message serait envoyé dans le cas contraire ? Allez-y, citoyens mâles, tabassez « vos » femmes, vous aurez une peine de six mois, et vous pourrez trouver un job au PS, lequel est assez lâche pour sortir la carte culturelle relativiste : « Tout bénef » comme disait l’autre. Par contre, la victime et ses séquelles, à la marge – on s’en fiche, c’est la femme invisible.
Bien entendu, le droit lui-même n’est jamais étranger à l’intention politique de la loi. A force de présenter les féminicides comme des faits divers, des cas ponctuels, la tentation comptable libérale : « Il y a des lois, la vie est belle, basta ! » – est un réflexe. Je vous renvoie, à cet égard, pour plus de détails à l’interview réalisée en 2013 auprès de l’anthropologue Christine Gamita concernant la reconnaissance en droit des féminicides : https://beyourownwomon.wordpress.com/2013/08/09/contre-limpunite-des-feminicides-2/

Par ailleurs, historiquement, du point de vue institutionnel mais également des idées, la violence est exclue dans la tradition démocratique entre citoyens égaux. A titre d’exemple, l’aéropage athénienne devant juger les crimes de sang notamment, se trouvait à l’écart de la Cité.

La violence exercée par un politès à l’égard d’un autre est jugée sévèrement, et se trouve être une honte socialement condamnée.

Comment pourrait-on croire que la responsabilité politique s’épuise dans la culpabilité juridique en cas de violence particulièrement ? Aucun prétendant à des fonctions politiques ne peut sérieusement, moralement, et honnêtement se présenter en ce cas publiquement. Cela n’est que cynisme. En République, la confiance à l’Institution, et, comme suggéré par Machiavel, sa pérennité qualitative prime des considérations compassionnelles envers celui qui prétend en être temporairement le dépositaire.

Finalement, la pensée machiavélienne est bien loin, comme vous pouvez le constater, du dévoiement commun suggérant que le « machiavélisme » justifierait n’importe quelle corruption. Si Machiavel affirmait que le Prince devait employer tous les moyens en vue de la réalisation d’une fin- soit, que la « fin justifie les moyens »-, cela ne peut se comprendre arbitrairement. C’est un contresens. L’auteur faisait état de l’indispensable émancipation du pouvoir politique à l’égard du pouvoir religieux ; mais le Prince, fort de sa vertu, devait faire preuve de suffisamment d’ingéniosité, sans prendre de risques inutiles, pour faire face à la « fortuna ».

Nous n’irons certainement pas jusqu’à comparer le Prince de Machiavel à un DSK ou un Chaouat – rien que d’y penser, cela donne la nausée- mais il est bon de rappeler la portée de notre constitution politique. La République n’est pas un vulgaire libéralisme qui n’exigerait qu’une tenue minimale des femmes ou des hommes politiques. Cette responsabilité est mise en rappel par les citoyennes et citoyens. Sans ces deux bouts déontologiques, les institutions ne sont qu’un leurre alimentant la défiance … ou l’indifférence.

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Les seigneurs à la table ronde de la démocratie contemporaine. Le Prince devenu serf.

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Chronique de ras-le-bol
Pour l’intérêt général.

 

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Cesare Maccari (1840-1919), Cicero Catilinam denuntiat (1882-1888) fresque – Palazzo Madama, Rome

« La pensée politique est représentative. Je forme une opinion en considérant une question donnée à différents points de vue, en me rendant présentes à l’esprit les positions de ceux qui sont absents ; c’est-à-dire que je les représente. Ce processus de représentation n’adopte pas aveuglément les vues réelles de ceux qui se tiennent quelque part ailleurs d’où ils regardent le monde dans une perspective différente ; il ne s’agit pas de sympathie comme si j’essayais d’être ou de sentir comme quelqu’un d’autre, ni défaire le compte des voix d’une majorité et de m’y joindre, mais d’être et de penser dans ma propre identité où je ne suis pas réellement. Plus les positions de gens que j’ai présentes à l’esprit sont nombreuses pendant que je réfléchis sur une question donnée, et mieux je puis imaginer comment je sentirais et penserais si j’étais à leur place, plus forte sera ma capacité de pensée représentative et plus valides seront mes conclusions finales,mon opinion. (C’est cette aptitude à une « mentalité élargie » qui rend les hommes capables de juger ; comme telle, elle fut découverte par Kant dans la première partie de sa Critique du jugement, encore qu’il ne reconnût pas les implications politiques et morales de sa découverte.) Le véritable processus de formation de l’opinion est déterminé par ceux à la place de qui quelqu’un pense et use de son propre esprit, et la seule condition à cet emploi de l’imagination est d’être désintéressé, libéré de ses intérêts privés. (…) » – Hannah Arendt, « Vérité et politique », in ‘La crise de la culture. Huit exercices de pensée politique’,trad. C. Dupont et A. Huraut, Paris, Gallimard, « Folio Essais », p. 307-309.

Combien avons-nous été, politistes, philosophes, juristes, sociologues, citoyens et citoyennes, optimistes au regard du renouveau de l’action publique ? Nous qui avons lu si avidement nos héros et héroïnes de l’innovation démocratique, Jürgen Habermas, Iris Marion Young, Benjamin Barber, Carole Pateman, John Rawls, et tant d’autres ayant posé les jalons d’une participation citoyenne effective, et plus encore, d’une délibération resituant la citoyenneté au croisement de la représentation et de la participation stricto sensu.Nous y avons cru. A cette visée délibérative articulant légalité et légitimité de la décision publique. Nos auteur-es nous ont fait miroiter l’héritage des luttes féministes et socialistes. Ils nous ont tracé en pointillé l’élan conflictuel à l’origine d’une Unité raisonnée –

Un bref tour d’horizon théorique …

Je dis « nous », mais il ne s’agit peut-être que de moi. Ainsi, selon la perspective en question – prenons celle tracée par Jürgen Habermas, il s’agirait de ne pas tomber dans les travers tant du Républicanisme, que du libéralisme. Schématiquement, selon l’auteur, si l’un insiste sur la vertu civique des citoyens au cœur de la Cité dans le maintien de la liberté et de l’égalité alors garanties par l’Etat et ses lois, soit une vision « substantialiste » du Bien Public, le libéralisme quant à lui fonderait l’action publique sur simple « marchandage » résultant d’un élitisme électoral ; autrement dit, le pouvoir politique serait fondée sur une concurrence stratégique d’intérêts divergents.

Dès lors, afin de surmonter ces « impasses », l’auteur propose l’édiction d’une « scène para-parlementaire » du débat public. En effet, étant entendu la concomitance de l’autonomie privée et politique, l’individu est virtuellement auteur et dépositaire des droits, cette potentialité est actualisée sur la scène publique – non limitée aux portes des Institutions Publiques de l’Etat. Habermas renouvelle ainsi la « Souveraineté » du peuple comprise dans la production même de la volonté générale au moment de la discussion. Si les citoyens obéissent à la loi, c’est qu’ils en sont les auteurs. Nous retrouvons ici l’idée d’auto-législation au fondement de la République démocratique.

A cet élargissement de la sphère publique, il faut ajouter un point fort de la théorie haermassienne consistant à rétablir la portée intégratrice du droit : là où les libéraux misent sur une responsabilité « morale » entre les participants, Habermas insiste sur la responsabilité politique des citoyens découlant non pas du « bon vouloir » de chacun, ou encore, de la « reconnaissance mutuelle » a priori entre les participants, ainsi que de leur appartenance- mais bien de la procédure de débat public. Le droit rend possible le « décentrement » des délibérants par une procédure assurant précisément, l’impartialité et la possible universalisation des propositions. La procédure encadre ainsi l’usage public de la Raison.

La communication entre les participants doit alors assumer une approche rationnelle, tout en permettant l’intégration du point de vue des autres.

Cette dernière proposition me semble légère et presque saugrenue. Habermas fonde la légitimité de la décision finale sur un cadre essentiellement procédural. Certes, le cadre déontologique du débat délimité par la procédure permet de préparer au mieux le déroulement et in fine, la qualité des échanges. L’exigence de « communicabilité » des propositions par un effort de clarification et de rationalisation permet également d’assurer au mieux la « mesure » de la décision finale. Mais Habermas, conformément à sa critique du Républicanisme d’ailleurs (comme s’il n’y en n’avait qu’une approche au demeurant, le bougre a oublié Machiavel), élude complètement la notion d’Intérêt général.

Concrètement, peut-on débattre de tout ? L’intérêt public est-il sous la houlette de la fugacité des délibérations ?

Sous couvert de « dialogue », de « concertation », de « consultation », de « débat public » – peut-on inviter des proxénètes à la Sorbonne ? Est-ce normal que le Chef de l’Etat initie un dialogue avec des autorités religieuses sur le changement climatique ? Les citoyens doivent-ils « intégrer le point de vue » de salafistes ou prédicateurs de tout bord ? Qui peut être acteur du débat public ?

Le fétichisme délibératif.

La principale critique adressée à la notion d’intérêt général que l’on qualifie de « typiquement française » (ce qui est tout à fait faux historiquement) revient à sa première conception volontariste : l’intérêt général serait exclusivement le fait des autorités publiques. L’intérêt général est donc dès le XVIIIème siècle, conçu unilatéralement.

La tendance se poursuit deux siècles plus tard par une prégnance bureaucratique de l’administration, l’Etat opérant par la contrainte légale-rationnelle (M.Weber, 1919). Ce n’est qu’à la fin des années 1970 que l’administration se « démocratise » selon l’expression consacrée, par une première phase consultative visant essentiellement la transparence et la légitimation de décisions tranchées en amont.

Cet aspect centralisé et unilatéral de la décision administrative doit-il nécessairement conduire, par sa critique, à un refoulement du principe d’intérêt général à son fondement ?

Il me semble plus que douteux de miser sur un relativisme procédural qui ne se soucierait que de l’assentiment des citoyens. De même que le postulat « rationnel » reste caduque dans ses effets à long terme- la rationalité utilitaire est bien prévalente et « dominante » aujourd’hui, le sera-t-elle pour les générations futures ?

Ces éloges répétés, célébrés de la délibération par les démocrates contemporains semblent faire preuve de fétichisme à l’égard de la discussion et cela, sans égard pour ce qui constitue la continuité et l’acte de fondation nécessaire à toute démocratie digne de ce nom. Vous pouvez bien mettre la « lapidation » à l’ordre du jour sur la scène de débat public – mais peut-on prétendre honorer le principe d’égalité des sexes et la citoyenneté de la moitié de l’humanité de la sorte ?

Car tel est l’un des enjeux d’une approche délibérative de la démocratie : la vérification et la concrétisation des principes constitutionnels.

Aucune délibération ne peut avoir lieu sans la préexistence de principes fondamentaux garantissant l’efficacité et la politisation des échanges. Le débat public n’est rien de plus qu’un cirque s’il se contente d’irénisme sans aucun acte engagé prévoyant de destin de la Cité; alors, la seule compromission en est l’issue.

Par suite, si le conflit doit être partie intégrante du débat public, il n’est pas le fait de factions agissant par frustration et pure défiance.

La force de l’approche délibérative est de mettre en œuvre l’équivalence entre les participant-es et d’initier un rapport positif à l’institution (A.Fung, 2005). Ainsi, les revendications identitaires n’ont pas leur place. Le peuple, s’il est citoyen, n’est précisément pas un consommateur dont la vocation est de grappiller les pouvoirs publics. Les citoyens et citoyennes sont donc capables de déterminer ce qui relève du domaine public et du domaine privé – sans prédétermination des enjeux pour autant, mais sans égotisme non plus. La tension est difficile mais fondamentale. La Cité n’est jamais une confirmation de soi. L’héritage républicain nous apprend que la maturité politique en devenant partie-prenante de la Cité, permet la maturité individuelle. Cela rejoint quelque peu la jonction entre l’autonomie privée et politique de J.Habermas, à ceci près que l’on insiste sur la structure et les principes de l’Etat.

La devise « Liberté, égalité, fraternité » en est une articulation. Elle sous-tend par exemple l’action d’associations telles Baby Loup. La Crèche s’est donné pour mission de garder les enfants selon des principes féministes et laïques, de permettre aux mères élevant seules leurs enfants de travailler dûment selon leurs horaires, ainsi que de donner des formations aux femmes sans emploi dans un quartier populaire. Mais il valait mieux pour une employée de se présenter voilée en contradiction avec le règlement de la Crèche dont elle avait pris connaissance. L’identité et l’égoïté devaient donc compromettre l’action sociale d’une association œuvrant … dans l’intérêt général.

Plus récemment, la décapitation d’Hervé Corona en Isère en est un autre exemple. Travaillant également au dynamisme locale grâce à son entreprise de transport, il a pourtant fait l’objet d’une attaque mortelle sous fond intégriste. Le dialogue multiculturaliste prôné ces dernières années ne semble pas avoir été efficace.

La pleine actualité de l’intérêt général.

Tel est l’un des écueils de l’approche délibérative formulée ces dernières années. Or, de fait, il y a des postures qui sont tout à fait inconciliables et leurs conséquences doivent être mesurées.

Le principe d’intérêt général au fondement des décisions publiques n’est pas obsolète, mais absolument crucial.

Habermas a pensé en fond sa théorie délibérative sur un fondement identitaire inclusion/exclusion. Malgré lui peut-être, celui-ci finit par retomber dans les travers « moraux» des libéraux, indépendamment des principes politiques. Il n’y a pas inclusion de citoyennes énonçant les termes d’un problème public (bien qu’il le formule ainsi, et à juste titre, en premier lieu), mais inclusion de la mère, de la catholique du village, bref – des « concernées ».

Il s’agit pour lui, dans son interprétation plus que lacunaire d’E.Kant, de veiller à l’universalité tout en admettant la pluralité des identités. En d’autres termes, l’on passe de l’orientation de la Cité à la discussion portant sur les modes de vie. Cela est d’un idéalisme (au sens propre, non pas connoté) qui ne tient absolument pas compte de la réalité quant au choix et mise en œuvre des politiques publiques. Comment voulez-vous que le décideur tranche avec une collection de propositions individuelles ? Quelle cohérence de l’action publique ?

Dans l’Intégration Républicaine (1998, p275-2186), l’auteur donne l’exemple des femmes déplorant les inégalités sociales entre les femmes et les hommes, en dépit d’une égalité constitutionnelle. Celui-ci déclare :

« [Le féminisme radical] a raison d’insister sur le fait que les aspects, sous lesquels les différences entre expériences et situations de vie deviennent significatives pour 1 ‘usage à chances égales que certains groupes de femmes et d’hommes font des libertés d’action subjectives, doivent faire l’objet d’une clarification dans l’espace public, afin d’y donner lieu à un débat public sur l’ interprétation appropriée des besoins et des critères. [ .. . ] Le débat sur 1’autonomie des sujets de droit [ …] est donc relayé par une conception procéduraliste du droit, selon laquelle le processus démocratique doit assurer à la fois l’autonomie privée et l’autonomie publique. Il est, en effet, impossible de formuler adéquatement les droits subjectifs qui doivent garantir aux femmes une vie placée sous le signe de l’autonomie privée, si les intéressées elles-mêmes n’ont pas préalablement articulé et justifié, dans le cadre de débats publics, ce qui appelle, dans les cas typiques, l’égalité ou l’ inégalité de traitement. L’autonomie privée des citoyens égaux en droits ne peut être assurée que dans la mesure même où ils activent leur autonomie civique. »

L’auteur y voir ici très clair. L’autonomie civique conditionne l’autonomie privée. Mais il n’entend pas pour autant par-là que le politique conditionne le social. Il ne définit pas en propre en quoi consiste l’autonomie privée, il n’y a pas de « vertu civique », de « souci de soi ». C’est ainsi que n’importe qui peut intervenir pour n’importe quoi sur la scène publique. Si une femme juge que les institutions administratives font défaut à sa « volonté » (précaution sur le terme) et sa liberté de se voiler, elle peut très bien intervenir et justifier d’accommodements raisonnables. Puisqu’elle est « concernée » par le principe de laïcité, et qu’Aristide Briand ne l’a pas consultée, les pouvoirs publics n’ont pas à restreindre son autonomie privée. Après tout, je peux penser que le voile est une aliénation tribale phallocrate, mais mon interlocutrice peut trouver ça très bien. Donc le législateur fait un droit commun … négociable sous réserve de liberté de conscience attestée par la demandeuse.

Et puis, chacun y va de sa doléance somme toute. L’on passe d’un intérêt général autoréférentiel … à un intérêt général-alibi au nom duquel chaque faction s’exprime. Un nivellement finalement, quant à la monopolisation du pouvoir politique. Ce morcellement ne fait à terme, qu’encourager l’indifférence : chacun fait ce qu’il veut.

Or, l’on peut garder d’une conception weberienne la portée de l’intérêt général incarnée par l’Etat. Cela permet à la délibération de ne pas tourner autour du pot.
Premièrement, si la procédure permet de donner un cadre déontologique tangible, il paraît ridicule de réduire la participation aux simples « concernés » de manière tout à fait utilitaire. Les proxénètes, les proxéneurs (http://susaufeminicides.blogspot.fr/2013/11/amicale-proxene-et-feminicides.html) , les prédicateurs, les croyants, etc sont également concernés par l’abolition de la prostitution et la laïcité. Prétendre sérieusement que la bonne gouvernance doit inclure des esclavagistes et des seigneurs féodaux dépassent l’entendement. Par quelle magie délibérative voudraient-ils renoncer à leurs privilèges ?

Dès lors, les questions politiques doivent conserver la séparation des pouvoirs. Le pouvoir d’ordonnancement appartient à l’Etat. Par souci de neutralité même figurative, les gouvernants doivent débattre forts de leur mandat. Cela ne dispense pas la société civile/politique d’un dynamisme permettant d’éclairer les pouvoirs publics, d’apporter une expertise de terrain, d’organiser des conférences-débats, des campagnes, par exemple. Si les citoyen-n-es participent de la sorte à envisager les champs possibles de la décision, l’ordonnancement final ne leur revient pas. En tout état de cause, les principes et valeurs républicains imprègnent la société.

A l’inverse, rien n’exclut la mise en place d’autorités indépendantes permettant la délibération effective et large de citoyen-nes sur des projets locaux par exemple, voire nationaux ayant des répercussions territoriales. Ou même des instances de débat sur des sujets proprement politiques suivant la même logique de « Chambre Haute ». Cela créée un effet d’apprentissage où chaque citoyen garde un horizon d’intérêt général : l’avis résultant doit être « présentable » à l’autorité publique qui en est alors garante.

Précisément, si l’intérêt général reste d’actualité, cela est parce qu’il répond à un morcellement infra-politique ambiant, où le peuple se trouve incapable d’exercer sa « souveraineté »- laquelle se dérobe dans des postures identitaires et narcissiques selon le vieil adage benthamien : « ce qui est bon est bien ».

En conséquence, la Culture publique et l’intérêt public comme soucis premiers des citoyens et citoyennes, sont les finalités qui garantissent justice et liberté politique. Ils ne reviennent pas seulement aux « Grands » – pas de République sans peuple, pas de peuple-citoyen sans délibération, pas de délibération qui n’ait comme visée le Bien Public.

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